La naissance de la monnaie moderne en Europe entre le XVIe et le XVIIe siècle
par Stéphan Sombart
[Cet article a été publié en trois parties dans les bulletins des Associations Numismatiques Associées n° 36 (novembre-Décembre 1994), 37 (janvier-février 1995) et 38 (mars-avril 1995).]
PREMIÈRE PARTIE : La monnaie au Moyen-âge finissant.
Entre 1450 et 1565, la plus grande partie des pays d’Europe se dotent d’une nouvelle monnaie. Ce qu’il convient d’appeler le monnayage moderne apparaît et succède aux monnayages médiévaux européens.
A partir de ce constat, il nous a semblé intéressant d’étudier et de définir dans quelles conditions et sous l’influence de quels facteurs, cette évolution s’est réalisée.
Au préalable, un retour sur la définition de la monnaie s’impose. La monnaie du Moyen-âge tardif définie, nous nous interrogerons sur les transformations qu’elle subira à l’époque de la Renaissance et nous tenterons de donner quelques aspects concernant la monnaie moderne à la Renaissance.
A/ La monnaie : une définition.
La monnaie peut se définir par les trois caractéristiques suivantes :
* un support -le métal- qui en fait un outil économique.
* une iconographie -la représentation au droit et au revers, ainsi que la légende- qui peut en faire un outil de propagande.
* un enseignement sur les techniques de monnayage.
De ces trois aspects, seuls les deux derniers feront l’objet de cette étude, car le premier aspect -la monnaie comme agent économique- a déjà été largement traité (Boyer-Xambeu, M.-T. et Deleplace, G.- Monnaie privée et pouvoir des princes.– Paris : CNRS, 1986).
L’art et la technique de la monnaie seront donc au centre de notre étude.
La partie Art nous amènera à étudier l’idéal esthétique exprimé dans les monnaies.
La partie Technique nous renseignera sur les procédés employés pour produire une œuvre, en l’occurrence la monnaie.
Surtout, il s’agit de déterminer quelles sont les transformations de la monnaie dans ces deux concepts de création artistique et d’ouvrage technique qui se réunissent pour faire de la monnaie une œuvre d’art.
Ces remarques préliminaires posées, attachons nous désormais à la monnaie médiévale et tentons de définir ses caractéristiques internes.
B/ La monnaie médiévale : l’aspect technique.
Du point de vue de la technique, la monnaie médiévale est figée dans son évolution par un certain nombre d’éléments.
1) La pénurie de métal précieux limite la diffusion et la taille des monnaies.
A la période du haut Moyen-âge, caractérisée par le tremisse ou triens d’or, succède, dès les carolingiens, la période du denier d’argent.
Celui-ci est fixé par Charlemagne sur le continent et par Offa en Angleterre. Il sera quasiment la seule monnaie émise pendant plusieurs siècles. Les poids de ces monnaies restent faibles : le denier est d’un poids moyen de 1,7 g. sur le continent et de 1,4 g. en Angleterre.
Puis, à la suite d’altérations successives, le denier, au XIIe s., n’est plus adapté au commerce. En France, le denier de Philippe Auguste ne pèse plus que 0,3 g. d’argent et 0,4 g. à Venise, mais à un titre de 150 %. soit 0,1 g. d’argent fin !
La situation était à son paroxysme en Italie et c’est là, à Venise, que fut créé le ducat d’argent en 1201 avec une valeur de 20 deniers et un poids de 2,1 g. Puis, Milan, Gênes, Vérone, Parme, Bologne, Reggio, et d’autres introduisent leur grosso d’argent, de poids moyen compris entre 1,5 et 1,7 g. d’argent.
Toutes ces espèces sont donc encore très légères et, à partir du milieu du XIIIe s., des gros plus lourds sont introduits. Ce sont ces gros qui atteignent ensuite la France en 1266 (4,219 g.), l’Espagne où le gros catalan est battu à Barcelone dès 1275, puis la Bohème en 1300 grâce à l’exploitation des mines de Kutna Hora près de Prague (d’où son nom : Pragergroschen). En 1339, c’est au tour des ducs de Saxe, aussi margraves de Meissen, de produire le meissergroschen grâce aux mines de l’Erzgebirge (« Monts métalliques »). L’Allemagne du nord, plus tardivement, introduit le gros vers 1340. En Ecosse, le gros apparaît en 1357 puis, en Angleterre, le gros s’impose en 1361.
Parallèlement, l’or est aussi restauré dès le XIIIe s. Jusque là, l’or en circulation est d’origine arabe ou byzantine et c’est naturellement en Sicile, zone de contact, qu’est créée la première pièce d’or. Il s’agit de l’augustale de Frédéric II frappé à partir de 1231. Puis, le florin est créé à Florence en 1252, le genovino à Gênes en 1252, le ducat à Venise en 1284. En Angleterre, la pièce d’or de 20 pences est inaugurée en 1257 et en France l’écu d’or de Louis IX est forgé en 1266. En Europe centrale, le florin s’impose et est notamment frappé en Hongrie dès 1325.
Le poids de ces monnaies, faible par nécessité, conditionne leur évolution physique. Les diamètres et épaisseurs en sont réduits.
L’épaisseur est très mince et fait de la monnaie une sorte de « feuille de métal » qui peut se plier sous la force manuelle. Le motif d’une face de la monnaie peut aussi transparaître sur l’autre face de celle-ci.
2) Autre caractéristique des monnaies médiévales : leur fabrication reste artisanale.
La technique de frappe se fait à la force humaine, c’est-à-dire « au marteau ».
Ces opérations de monnayage au Moyen-âge sont relativement bien connues :
– par l’examen des monnaies elles-mêmes.
– par l’examen des outils de fabrication qui ont été conservés.
– par les traités sur les monnaies qui se développèrent au XVIIe s. Le monnayage artisanal au marteau perdura en France par exemple, conjointement avec le balancier jusqu’en 1652 et est ainsi connu.
– par les sources iconographiques : bas-reliefs, gravures, vitraux qui représentent les opérations de monnayage.
Ces opérations de fabrication des monnaies consistent en une série d’étapes techniques :
- La première de celles-ci est la fonte des métaux qui ont été préalablement amassés sous forme de lingots, puis mis en morceaux. Le métal en fusion est alors « jetté en rayaux », c’est-à-dire coulé dans des moules formant des plaques qui étaient ensuite découpées en bandes, puis en flans carrés. Ces carrés sont ensuite cisaillés en forme d’octogone puis battus pour devenir ronds. En Angleterre, les flans carrés sont empilés et maintenus par une pince, puis on arrondit la tige ainsi formée.
Il existait aussi une méthode consistant à couler le métal dans des moules ronds qui permettent d’obtenir directement des flans. La largeur des moules est bien entendu d’une largeur adaptée au poids des monnaies à obtenir.
- En second lieu, il faut préparer les instruments d’estampage des flans que l’on appelle des coins en français, dies en anglais, ou prägestempel en allemand. Il y a deux coins : le premier est la pile (bottom die) munie d’une soie pour la ficher dans un billot de bois. Elle est fixe et on pose le flan sur elle. On pose ensuite sur le flan le trousseau (trussel) que l’on tient d’une main et l’on frappe dessus avec un marteau tenu dans l’autre main.
Il convient de noter que la force du coup est proportionnelle à la taille du flan que l’on frappe. Toute évolution du poids d’une monnaie dans des conditions importantes -et la « révolution monétaire » de la Renaissance en sera- risque d’atteindre un jour les limites de la force humaine.
C/ La monnaie médiévale : aspect esthétique.
Le thème représenté sur les monnaies à l’époque médiévale peut être qualifié de « symbolique ». Cet adjectif est en effet celui qui convient le mieux pour définir les expressions médiévales exprimées dans la monnaie.
Lors du payement de sa rançon, Jean le Bon émit en 1360 un franc à cheval. Le nom de cette espèce signifie que, grâce à elle, le roi serait « franc », c’est-à-dire libre. La représentation du roi semble indiquer qu’il se prépare à la revanche militaire.
Les monnaies médiévales nous montrent ainsi des thèmes qui sont toujours stylisés et qui peuvent représenter le souverain dans sa fonction (sur son trône tenant le sceptre et la main de justice) mais jamais comme individu ou comme une quelconque marque de pouvoir personnel. Les monarques ne sont pas personnifiés, mais représentés en majesté, dans la plénitude de leur fonction régalienne.
Un autre thème est couramment utilisé : la représentation religieuse, comme l’agnel qui est fabriqué dès 1311 pour Philippe IV. Ces trois fils -Louis X, Philippe V et Charles IV- reprendront ce type. La légende rappelle et confirme le symbole de l’agneau pascal : + AGN’ D’I QVI TOLL’ PCCA MVDI MISERERE NOB’ (AGNVS DEI QVI TOLLIS PECCATA MVNDI MISERERE NOBIS « agneau de Dieu qui enlève le péché du monde, prends pitié de nous » Évangile selon Saint Jean 1-29)
Les caractères employés dans la légende sont onciaux ou gothiques et souvent constitués par un assemblage de poinçons.
Le caractère romain tel que nous le connaissons aujourd’hui n’existe pas et ne fera son apparition qu’à la renaissance.
Les précisions dans cette légende sont faibles : la date est absente de la monnaie, le numéro d’ordre du roi aussi.
La monnaie médiévale est une monnaie figée depuis des siècles avec l’ère du denier, puis l’ère du gros. Au XVe s., une évolution, radicale cette fois, va profondément modifier la nature de la monnaie en Europe.
DEUXIÈME PARTIE : Aspects de la naissance d’une monnaie nouvelle à la Renaissance
Dès le milieu du XVe s., la monnaie va connaître des bouleversements considérables, notamment en Italie et ce plus fortement et plus tôt qu’ailleurs. Ces bouleversements sont nés de plusieurs évolutions convergentes qui influent sur la monnaie. Parmi ces évolutions, nous pouvons noter l’augmentation du stock de métaux précieux, l’évolution des techniques de fabrication et de nouvelles mentalités, politiques et artistiques, qui se conjuguent pour renouveler le répertoire des thèmes monétaires classiques.
A/ La question préalable : l’augmentation du stock de métaux précieux.
Pour toute question monétaire, il convient de préciser en premier lieu l’origine des métaux employés. Ceux-ci varient et connaissent des phases, non pas nationales, mais mondiales comme le laisse entendre un titre de Franck C. Spooner (Franck C. Spooner.- L’économie mondiale et les frappes monétaires en France.– Paris : A. Colin, 1956, chapitre I) : « Métaux précieux et économie mondiale ». Selon lui, la période 1450-1550 est une phase de domination de l’or : « en gros, on peut parler d’abondance d’or, celle-ci s’entendant par rapport à une pénurie relative et concomitante d’argent » (Idem, p. 9). L’argent devient une denrée recherchée et son prix augmente : le rapport légal or/argent passe de 1 : 11,83 en 1488 à 1 : 11,09 en 1521 ! L’intérêt concernant le métal blanc ne fait que s’accroître à mesure que le rapport diminue ce qui encourage ainsi la prospection argentifère.
1) les nouveaux procédés techniques.
L’activité minière fut augmentée de manière importante grâce aux nouvelles techniques de raffinage des minerais.
La méthode de raffinage par le plomb se répand dès 1451. Elle consiste à convertir en alliage de plomb le minerai argentifère. Puis on chauffe cet alliage et le plomb entre en fusion avant l’argent, et surnage.
L’amalgame, aussi appelé chloruration, apparaît, quant à lui, au début du XVIe s. Il s’agit de transformer le minerai en chlorure par addition de sel et de magistral, ce qui se fait à chaud. Puis, dans une seconde étape, le chlorure est transformé en amalgame avec addition de mercure. Il ne reste qu’à distiller pour séparer l’argent. Cette méthode se fait aussi à froid, dans les mines d’Amérique du sud.
L’origine de ces méthodes est probablement à mettre au compte des allemands, maîtres de la question, et qui se devaient d’innover dans leurs difficiles mines d’Europe centrale.
2) La conquête des nouveaux mondes
Les productions métalliques des nouveaux mondes entrent en jeu au début du XVe s. par le fait des portugais. Ceux-ci sont dans les premières places dans les trafics d’or grâce aux explorations le long de la côte africaine dès 1440. Le premier cruzado en or est frappé en 1457, puis en 1470 la Guinée est atteinte et avec elle « ses richesses et ses mines d’or » (J. BODIN.- Les six livres de la République.– Paris, 1583. Cité par Spooner, op. cit., p. 11). L’Afrique est la première pourvoyeuse d’or jusqu’au début du XVIe s. Ensuite, l’or américain domine jusque vers 1530, date de la découverte des mines d’argent mexicaines. Puis, lors de la décade 1540-1550, la crise touche le métal jaune qui perd sa situation prédominante pour le métal blanc. Celui-ci sera ensuite le maître.
B/ les difficultés techniques et leur solution (les innovations techniques).
La grande innovation de la Renaissance consiste en la découverte des procédés mécaniques de frappe des monnaies. Auparavant, la technique était inchangée depuis des siècles (en fait depuis l’origine de la monnaie !).
1) l’apparition des premiers procédés de frappe mécanique en Italie et en Allemagne.
Les activités commerciales et culturelles de la Renaissance italienne, en particulier à Florence et Venise, donnent un essor aux nouvelles méthodes de production. Les deux machines les plus significatives sont la « presse à vis » et le « moulin à rouleaux ».
La première mention de la « presse à vis » date de 1416 et elle est française. Elle provient des statuts des balanciers de Rouen qui l’utilisent pour presser des fruits.
La première utilisation d’une « presse à vis » à usage monétiforme incombe à Bramante. Celui-ci utilise cet appareil pour frapper les bulles du pape Jules II (1503-1513) puis pour une médaille en plomb (notons ici l’importance que revêt l’art de la médaille dans l’essor de la monnaie). D’autre part il s’agit d’un métal « mou », preuve que le procédé n’en est qu’à ses débuts. Voir à ce sujet : W. J. HOCKING.- Simon’s dies in the royal mint museum with some notes on the early history of coinage by machinery.– Londres, 1909). Vers 1514, Léonard de Vinci, qui travaille à la Monnaie de Rome, utilise probablement le système développé par la presse de Bramante pour découper les flans à partir de feuilles de métal, ceci grâce à un système de viroles (J. P. RICHTER.- The literary works of L. Da Vinci.– Londres, 1883, vol. II, pp. 17-18).
La seconde mention de l’utilisation de ce matériel revient à Benvenuto Cellini qui frappe en 1530, en tant que maestro del stampe, de saisissants doubles ducats d’or pour le pape Clément VII. Ce sont les premières monnaies frappées par un procédé mécanique. A Sienne, dans les années 1527-1535 ce procédé a peut-être aussi été expérimenté par Baldassare Peruzzi (des dessins de ses travaux se trouvent au Gabinetto dei disegni de la Galerie des Offices de Florence. Voir aussi à ce sujet l’article de Nicholas ADAMS, « Museum Notes », 23, 1978). En 1534 Cellini grave des coins pour Paul III, puis travaille pour le duc Alexandre, à Florence et réalise pour lui une monnaie avec l’effigie de saint Jérôme de face « qui est la première qu’on eût vue de cette façon » (Mémoires de Benvenuto Cellini). Il est ensuite appelé en France par François Ier qui veut le charger de sa monnaie mais l’idée d’utiliser des procédés mécaniques pour la frappe des monnaies heurte les mentalités : « Nous fûmes longtemps à être d’accord, parce que son conseil, qui était présent, prétendait qu’elles devaient se faire comme elles s’étaient toujours faites ; mais je répondis que le roi ne m’avait pas fait venir d’Italie pour faire de mauvais ouvrages et que je n’aurais jamais le courage de les entreprendre » (Mémoires de Benvenuto Cellini).
Ainsi, l’apparition de la « presse à monnaies » qui prendra ensuite le nom bien connu de balancier, remonte au début du XVe s., en Italie, ainsi que le signalait déjà Cardan en 1555/1560 (CARDAN.- Trattato di numeri e misure.– 1555/1560).
L’invention du « moulin à rouleaux », quant à elle, date des années 1530/1540, et provient de Nuremberg. Les utilisateurs de laminoirs, dont l’origine trouble remonte à la seconde moitié du XVe s. (Jean-Marie DARNIS.- La Monnaie de Paris, sa création et son histoire.– Abbeville, 1988, Centre d’études napoléoniennes), avaient remarqué que les imperfections sur les rouleaux de laminage se retrouvaient sur les lames et ils eurent l’idée de graver ces lames (Denis R. COOPER.- The art and craft of coinmaking, a history of minting technology.– Londres, 1988, p. 61). L’opération monétaire consistait à graver deux rouleaux pour que ceux-ci tournent à l’unisson et il ne restait ensuite qu’à découper les monnaies dans les lames.
Ce système fut très efficace pour la frappe de grosses monnaies, d’argent notamment, qui auraient nécessité un balancier très puissant car la force du coup doit augmenter avec la taille de la monnaie. Inversement ce système montre sa complexité dès les premières utilisations car il faut aligner parfaitement les deux rouleaux. De plus, le coût de gravure pour ceux-ci est très important.
On innova donc :
– d’une part, pour résoudre les problèmes d’alignement en tentant d’introduire des flans préalablement découpés, mais les monnaies ressortirent ovales !
– d’autre part en ne gravant plus les rouleaux mais en gravant des sortes de coins demi-circulaires qui se fixent sur un axe de laminoir.
Ces deux systèmes coexistèrent et les numismates allemands les distinguent par deux termes : Walzenwerk (rouleaux gravés) et taschenwerk (axes et coins).
Ce matériel, en raison de sa complexité d’usage sera abandonné au XVIIIe s. au profit du balancier.
2) le développement des procédés mécaniques en Europe.
Le développement des procédés mécaniques de frappe des monnaies n’a pratiquement pas, jusqu’à présent, été étudié. Les seules études -et elles sont excellentes- sont celles de W.J. Hocking.- Simon’s dies in the royal mint museum with somes notes on the early history of coinage by machinery.– Londres, 1909 et l’étude récente de Denis R. Cooper.- The art and craft of coinmaking. A history of minting technology.– Londres, 1988.
Les moulins à rouleaux se répandirent dès 1550 à Nuremberg avec Jacob Hoffman, avant 1558 à Hall en Tyrol, en 1558 à Zurich avec Jakob Stampfer, à Augsbourg en 1572, puis à Ségovie dès 1582. Des essais furent aussi réalisés à Londres par Nicolas Briot dès 1625, et à Edimbourg dès 1631.
Le balancier atteignit la France en 1550, après l’échec de la tentative de Cellini en 1537. Son introduction fait partie de la politique monétaire ambitieuse de Henri II. Celui-ci, peu après son accession, réclamait d’obtenir son portrait « au naturel » et nomme, comme premier titulaire de l’office nouvellement créé de graveur général des monnaies, Marc Béchot. Puis, grâce au rapport de Charles de Marillac, ambassadeur à Nuremberg, il fait venir de cette ville un balancier dessiné par l’orfèvre Max Schwab, selon les plans qu’il avait imaginé à Venise vers 1545. L’invention lui coûte 3000 écus et est installée à l’extrémité occidentale de l’île du Palais à Paris. Ce balancier, qui fonctionne très bien, sera copié à Troyes dès 1552, puis à Pau en 1556 pour Henri de Navarre, grâce à Jean Érondelle, ancien de la Monnaie du Moulin de Paris.
En Angleterre, le balancier s’impose en 1561 grâce, là encore, à un ouvrier de Paris, Eloye Mestrell. L’outillage est installé à la Tour de Londres. C’est, là aussi, et il convient de le préciser, un échec. Comme en France, ces machines produisent des monnaies remarquables mais elles sont très lentes et leur coût est très élevé. De plus, les puissantes corporations de monnayeurs s’opposent à ce qui semble devoir leur retirer leur gagne-pain. La généralisation du balancier en France et en Angleterre devra encore attendre soixante-dix années : en 1645, la France interdit le monnayage au marteau ; en Angleterre le balancier fait son retour en 1656.
Les Pays-Bas espagnols adoptent le balancier en 1686-1692, et le record revient à la République de Venise qui n’accepte le balancier qu’en 1755 !
Il n’existe que peu d’éléments sur l’extension de ces outillages « modernes » et la cartographie de leur diffusion reste à entreprendre.
C/ La présentation des monnaies (les innovations artistiques).
La monnaie qui apparaît au XVe s. en Europe méridionale, et qui se développe ensuite dans toute son étendue, rompt avec la monnaie médiévale de façon nette. Examinons en premier lieu les caractéristiques de cette monnaie nouvelle.
1) Aspect technique.
L’épaisseur de ces monnaies est relativement importante et elle tend à le devenir de plus en plus en raison des apports de métaux précieux augmentés par les progrès miniers et la conquête des nouveaux mondes. Ce fait est important car il permettra des innovations importantes dans le domaine de la gravure : les flans sont plus larges, plus épais, en un mot ils sont plus réceptifs aux arts de la gravure.
Le poids, par conséquence, est beaucoup plus important, et peut être qualifié de « lourd » en comparaison des monnaies médiévales. Le teston (monnaie « à la tête ») pèse en moyenne 9,7 g., le réal d’argent des Pays-Bas (1487) pèse 7,2 g. et le florin Karolus (1542) 22,85 g., le guldiner de l’Archiduc Sigismond (1486) pèse environ 32 g.
Enfin, la technique de frappe va considérablement évoluer au cours du XVe s. pour se tourner vers une manière mécanique et « industrielle » de produire des monnaies grâce à un outillage perfectionné. La force de l’homme ne sera plus seule en cause car elle sera décuplée par la machine.
2) Aspect esthétique.
Le thème représenté consiste le plus souvent au droit à la représentation au naturel du souverain. Ce portrait fait éclater sa personnalité à la masse de ses sujets qui possèdent ainsi en image une représentation de leur souverain. Au revers, le thème principal consiste en l’apposition des armes du souverain.
Les caractères de la légende sont « modernes » et identiques aux caractères actuels. Ces caractères -romains- sont, semble-t-il, à lier très fortement avec les caractères issus des types de l’imprimerie.
Les légendes sont plus précises avec la date de frappe de la monnaie, le numéro d’ordre du souverain qui apparaît.
TROISIÈME PARTIE : Synthèse.
A/ L’opposition monnaie médiévale/moderne.
Finalement, nous avons vu qu’il existe de profondes différences entre « monnaie médiévale » et « monnaie moderne ». Les caractéristiques que nous avons choisies -le thème de représentation, la fabrication, ou même le poids des monnaies- nous semblent révélatrices du changement important dans la morphologie et dans les mentalités que reflètent les monnaies. Ces différences de caractéristiques, antinomiques parfois, peuvent être synthétisées dans un tableau. Il s’agit toutefois d’un schéma idéal qui ne s’est pas appliqué brusquement dans la réalité. La technique de frappe mécanique apparaît en France en 1550 mais la frappe au marteau perdurera jusqu’en 1652, bien qu’elle soit interdite depuis 1645.
Monnaie médiévale | Monnaie moderne | |
Epaisseur | Mince | Importante |
Poids | léger | lourd |
Technique de frappe | artisanale au marteau | mécanique |
Thèmes de représentation | abstraits | réalistes ou antiquisants |
Caractères de la légende | onciaux ou gothiques | modernes ou romains |
Ce tableau met en évidence l’objet de cette étude : l’observation du passage d’un état à un autre, autrement dit celui de la genèse de la monnaie moderne.
B/ Le cadre temporel et géographique.
Cette monnaie moderne commence sa carrière aux XVe et XVIe siècles, période de création et de transformation qui vit la découverte d’un nouveau continent, mais aussi la naissance du livre imprimé (Lucien Febvre et Henri-Jean Martin.- L’apparition du livre.– Paris : Albin Michel, 1971, coll. « L’Evolution de l’Humanité »). Cette monnaie moderne qui apparaît s’inscrit parmi les évolutions importantes de cette période, de la même manière que le livre imprimé est une révolution dans l’histoire de l’écrit et des civilisations. Le parallèle entre la naissance de la monnaie moderne et l’apparition du livre imprimé est d’ailleurs très significatif. Ces deux nouveautés sont très proches l’une de l’autre et les liens qui les rassemblent sont étroits. Toutes deux utilisent des « poinçons » de caractères, des outillages consistant en « presses », et, fait remarquable, vont entraîner des modifications importantes, d’une part pour l’essor des connaissances, et d’autre part pour l’essor économique.
L’apparition de la monnaie moderne, comme celle du livre imprimé, n’est en réalité que le fruit d’évolutions convergentes dans les domaines économiques, artistiques et techniques, qui atteignirent les pays d’Europe à des dates variées. L’effet de ces innovations ne fut donc pas un bouleversement brutal. Cette genèse de la monnaie moderne ne peut être comprise que comme une phase de transformation, la marque d’une époque qui est l’aboutissement d’efforts séculaires en matière monétaire, et point de départ pour de nouveaux enjeux économiques. Pour comprendre ce que fut la naissance de cette monnaie moderne il nous faut avoir présent à l’esprit tout cet ensemble de transformations : évolution contextuelle sur la longue durée et promotion d’une époque, compris dans le sens d’une avancée rapide et non d’un changement brusque de rythme : « Il est illusoire de chercher une rupture nette dans la trame continue des temps » (Préface de R. Bloch. In : Jean Delumeau.- La civilisation de la Renaissance.– Paris : Arthaud, 1984, coll. Les grandes civilisations).
Ce changement a couvert deux siècles et demi, disons du milieu du XVe siècle à la fin du XVIIe siècle. Plus précisément, le premier pas vers la monnaie moderne est la (re-) naissance du portrait en Italie, à Milan vers 1450. Quant aux dernières manifestations, il faut attendre les réformes de Pierre le grand, en Russie, dans les premières années du XVIIIe s.