La jetonophilie et le plus vieux métier du monde

 « S’il vous plait de chanter les fleurs, qu’elles poussent au moins rue Blondel dans un bordel »  

Le Pornographe, Georges Brassens

 

Sans vouloir insinuer que tous les amateurs de jetons maîtrisent l’histoire des lupanars et autres maisons de joie, beaucoup d’entre eux connaissent néanmoins certainement les jetons que ces établissements utilisaient en leur sein. Et il se trouve justement que la Vente sur Offres iNumis 53 présente quelques-unes de ces rondelles de métal. Il nous est donc apparu opportun de proposer à l’établissement parisien Aux Belles Poules, ancienne maison close du 2e arrondissement, devenu aujourd’hui un lieu d’événements, une agréable collaboration, nous permettant par-là même de retracer son histoire et celle de ce quartier parisien au temps où les lanternes à l’entrée des maisons closes éclairaient les rues.

 

C’était au temps où le Deuxième était un bordel

Le Deuxième arrondissement de Paris était, derrière le Neuvième, le plus densément peuplé en Maisons de massages, Maisons de rendez-vous et Maisons de société. On y recensait une trentaine d’établissements dans les années 1930, majoritairement installés soit du côté de la Porte Saint-Martin et du boulevard de Bonne-Nouvelle (maisons relativement populaires) soit entre l’Opéra, la Bourse et la Bibliothèque Nationale, où l’on trouve des maisons plus haut de gamme s’étant développées avec l’embourgeoisement de ces quartiers pendant l’entre-deux guerres.

La concentration de maisons autour du carrefour Strasbourg-Saint-Denis est impressionnante : une petite vingtaine d’établissements plutôt populaires s’y concentrent sur quelques rues, sans compter les brasseries à filles plus ou moins légales. Les enseignes de ces maisons sont imagées : La Grotte des Hirondelles, La Brasserie du Moulin, Aux Belles Japonaises, La Brasserie Liégeoise ou Aux Belles Poules, tenu dans ces années 1930 par Madame Charles au 32 de la rue Blondel.

Carte des maisons closes du 2e arrondissement de Paris, in P. Teyssier, Maisons closes parisiennes, p. 101.

 

Construite aux alentours de 1870, Aux Belles Poules a connu ses heures de gloires et de débauche dans les années 1920. Dans le secret de ses mosaïques et fresques Art Déco, ce lupanar des années folles accueillait la bourgeoisie parisienne, venue s’acoquiner de longues nuits durant entre des murs où la fête, les filles de joie et le champagne ne manquaient jamais.

A la suite de la loi n° 46-685 du 13 avril 1946, dite « Loi Marthe Richard » (elle-même surnommée « La veuve qui clôt »), la quasi-totalité des maisons de tolérance parisiennes ont été détruites ou réemployées à d’autres fins : un foyer pour étudiants s’installa dans les locaux du Sphynx boulevard Edgard Quinet, le One Two Two rue de Provence fut occupé par le syndicat des cuirs et peaux tandis que le 106 boulevard de la Chapelle fut investi par l’Armée du Salut. Quant au mobilier « particulier » de ces maisons, il fut bradé et dispersé en ventes aux enchères.

A l’inverse, les décors d’Aux Belles Poules eurent la chance d’être sauvegardés en attendant des jours meilleurs. Jours survenus en juillet 2015 quand l’actuelle propriétaire des lieux, après avoir acheté les murs en 2011, entama des travaux de rénovation et découvrit ces somptueux décors Art Déco, inscrits désormais à l’inventaire supplémentaire des monuments historiques, tout comme les sols et la façade de l’immeuble.

Aux Belles Poules organisent et accueillent, depuis novembre 2017, des événements tels que réceptions privées, afterworks et événements d’entreprises, visites-conférences, tournages ou encore shootings.

 

Veuillez glisser, cher monsieur, ce jeton dans la tirelire

Depuis que la monnaie est utilisée comme intermédiaire de l’échange, un des (nombreux) rôles tenus par les jetons était de remplacer cet outil : là où l’on ne voulait ou ne pouvait utiliser de pièces sonnantes et trébuchantes, le jeton constituait une alternative, faisant « office de ».

Si l’on en trouve quelques-uns en métal plein (en aluminium, pour le lot 833, par exemple), dans leur grande majorité, les jetons de maisons closes sont en laiton fourré, c’est-à-dire qu’ils sont constitués d’une rondelle de carton sertie entre deux feuilles de laiton, ce qui explique leur faible poids et surtout leur minime coût de fabrication.

Relativement à la gravure, beaucoup d’entre eux portent la signature de Cartaux, graveur à Paris, et ils imitent pour la plupart la pièce de 20 francs or, dont ils reprennent le revers (génie ailé ou coq gaulois) et auquel on adjoint parfois une légende du type « Monnaie de singe » (voir ainsi le lot 818) ; plus tard, le génie et le coq laisseront place à un portrait de femme.

Au droit figurent en général le nom de la tenancière, l’enseigne de la maison, l’adresse avec le gros numéro caractéristique des seuils de portes des maisons de tolérance et parfois des mentions complémentaires comme les horaires d’accueil, le confort de l’établissement etc.

Selon la bibliographie existante sur le sujet et à la lecture de rapports rédigés fin XIXe-début XXe sur la prostitution, il semble que l’utilisation de ces jetons était très répandue au sein des maisons de France métropolitaine et des colonies et qu’ils étaient utilisés principalement dans trois cas :

 

> Pour faire la publicité de l’établissement 

Aux Belles Poules utilisait notamment ce genre de jetons, portant la mention « jeton de publicité » ou « pièce de publicité ». Ils pouvaient être distribués discrètement dans les gares, dans les fiacres via les cochers ou dans les taxis. Un jeton ne peut être considéré comme support publicitaire que s’il figure clairement cette mention, sinon il rentrera dans la catégorie suivante.

 

>> Pour éviter tout échange de monnaie entre clients et prostituées

« Un jeton contre une prestation » : signe de la méfiance des tenancières envers les clients et les filles, qui auraient pu s’entendre en aparté ; craintes des agressions de clients désireux de détrousser les filles ; refus de laisser une caisse à tenir aux prostituées (perte de temps et risques d’erreurs) ; les raisons pour lesquelles seule la maîtresse de maison ou la sous-maîtresse tenait la caisse étaient nombreuses et c’est toujours elle qui accueillait le client.

Après avoir passé la porte, celui-ci payait la prestation à l’avance, en échange de quoi il recevait un ou plusieurs jeton(s) – selon l’épaisseur de sa bourse – qu’il remettait ensuite à la prostituée : « Le compte des recettes s’établit par jetons frappés avec numéro d’ordre et remis à chaque fille : en montant avec le client, la fille donne son jeton à la patronne ou au patron (à la sous-maîtresse dans les lupanars d’ordre supérieur), et ce jeton est aussitôt déposé dans une tire-lire munie de cadenas ; le dépouillement est fait chaque matin en présence des intéressées, et le résultat est porté sur le livre de comptes ; la balance est établie à la fin du mois. » extrait de l’Enquête du docteur Parent-Duchatelet, édition 1901.

Plusieurs de ces jetons de compte/intermédiaires de paiements sont présentés dans la vente – ci-dessous les lots 818, 827 et 828.

Ci-dessus, Extrait d’un carnet de comptes d’une tenancière, extrait de l’ouvrage de P. Teyssier, p. 72. Colonne de gauche on trouve la façon d’identifier le client, l’initiale sur la droite est probablement l’initiale de la fille qui monte avec lui et la colonne de droite contient le prix de la passe.

>>> Pour payer des consommations au bar 

Certains jetons de maisons closes, en général en métal plein, portent ostensiblement l’indication d’une valeur monétaire et permettaient de payer des consommations à l’estaminet de la maison ou de faire fonctionner le piano mécanique de l’établissement : c’est probablement le cas du jeton en aluminium de la maison tenue par Madame Aziza (lot 833 ci-contre).

 

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Si la défense des droits de l’Homme et la lutte contre l’esclavage sexuel, de la condition des femmes et de l’assujettissement de leur corps ont été les sincères fers de lance d’une partie des défenseurs de la loi de 1946 obligeant à la fermeture des maisons closes, il ne serait pas objectif d’omettre que la fermeture des bordels était également portée par des considérations politico-personnelles et hygiéniques ayant choisi Marthe Richard pour porte-drapeau.

Très rapidement, une grande partie des établissements parisiens tombèrent dans l’oubli, détruisant ou plâtrant leurs merveilleux décors, dispersant leur mobilier et obligeant leurs filles à entrer dans la clandestinité. Heureusement pour l’histoire de Paris, Aux Belles Poules sauvegarda ses décors et ce que l’Etat français du milieu du XXe siècle chercha à faire disparaître, celui du XXIe l’inscrivit à l’inventaire supplémentaire des monuments historiques 😉

Marion DELCAMP

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BIBLIOGRAPHIE

Le Guide Rose, édition de 1930

Paul Teyssier, Maisons closes parisiennes, architectures immorales des années 1930, Paris 2010.

Michel Paynat, Monnaies et jetons des maisons de tolérance, France et anciennes colonies, Paris 2003.

Drs Parent-Duchatelet et Urbain Ricard, Enquête générale et permanente. La prostitution contemporaine à Paris, en province et en Algérie, édition de 1901