L’ajustage des flans des monnaies royales françaises : une affaire d’hommes et de femmes
Par Marion DELCAMP
Cet article a été publié en tête du catalogue de notre Vente sur Offres iNumis 42 de juin 2018.
Des stries et des tailleresses
Certains des lots de nos Ventes Sur Offres iNumis, cela ne vous a pas échappé, portent des stries d’ajustage. Ces stries toutefois ne doivent pas trop chagriner l’amateur de monnaies et d’histoire mais plutôt l’inviter à voir au-delà et à remonter le temps. Car, en ce qui concerne les monnaies royales françaises, cette trace de l’action de l’ouvrier – à la valeur historique plus importante que la valeur financière, il est vrai – se trouve être l’arbre qui cache le travail d’une forêt de petites mains.
Ci-contre les lots 472, 524 et 534
Ces griffures, parfois très profondes, dans le métal, étaient réalisées intentionnellement au cours du processus de production monétaire, par un ouvrier jusqu’à l’interdiction de la frappe au marteau en mars 1645, et par un ouvrier-ajusteur ou par une tailleresse après cette date et selon le personnel disponible dans les ateliers, dans le but d’approcher le poids du flan de celui fixé par les ordonnances royales.
La présence de femmes au sein des ateliers n’était pas systématique, mais les gros ateliers tels que Paris, Rouen, Lyon ou Lille (à partir de 1686) en comptaient dans leurs rangs. Les tailleresses étaient filles ou petites-filles de monnayeurs et d’ouvriers-ajusteurs et pouvaient, comme les hommes, transmettre leur droit d’incorporation à leurs enfants mâles (seuls les monnayeurs et les ajusteurs pouvaient également transmettre leur droit à leurs filles). Au sein de ces compagnies d’officiers de fabrication, les femmes étaient généralement perçues comme devant se consacrer exclusivement à la reproduction et au renouvellement du corps auquel elles appartenaient. Elles assuraient effectivement cette fonction, mais les sources attestent du travail effectif d’une partie (au moins) d’entre elles au sein de l’atelier parisien.
On constate ainsi une corrélation entre rythmes de productions monétaires et nombre de réceptions de tailleresses sur toute la Période Moderne ; on en reçoit 18 entre 1651 et 1653 au moment de l’arrivée massive de métaux hispano-américains devant être refondus et 14 en 1709 afin d’assurer la refonte générale des anciennes espèces en circulation et la frappe des nouvelles. Par ailleurs, des archives de la Cour des monnaies de Paris datées de 1662 nous apprennent qu’elles se sont même battues – au sens propre – afin de faire respecter par les ajusteurs le droit que cette Cour leur avait octroyé au moment de la généralisation de la frappe mécanique, d’ajuster un quart de tout l’ouvrage produit par l’atelier. En effet, les coupoirs nouvellement installés au sein des Monnaies avaient supprimé l’action des tailleresses sur le métal, c’est-à-dire la découpe des carreaux à l’aide de cisailles.
L’outillage
C’était l’écouenne (écouane ou escouenne) qui occasionnait les stries d’ajustage visibles sur les monnaies et que Jean Boizard décrit ainsi à la fin du XVIIe siècle : des « limes en manieres de rapes, avec des cannelures par angles entrans & sortans », outils qui produisaient des limailles mais desquels nous n’avons pas d’illustration d’époque (ci-contre limes de maréchal grossier (Encyclopédie)). Son achat ainsi que son entretien étaient à la charge de l’ouvrier, tout comme les balanciers monétaires devaient être entretenus aux frais des Compagnies de monnayeurs, d’ouvriers-ajusteurs et tailleresses des Monnaies et le charbon nécessaire à la fonte du métal acheté par les fondeurs.
L’ajustage du flan était réalisé avant son impression par le monnayeur (au marteau ou au balancier) et est parfaitement expliqué dans les documents et ouvrages relatifs à la fabrication monétaire et plus particulièrement dans les comptes rendus des épreuves contradictoires organisées entre Nicolas Briot et les ouvriers et monnayeurs de la Monnaie de Paris au début du XVIIe siècle.
Celui ou celle qui réalisait cet ajustement, ou approche, était assis sur un siège plus haut qu’un siège ordinaire et avait devant lui une petite table carrée sur laquelle se trouvait une petite armoire vitrée (voir ci-contre), la lanterne, qui prévenait toute action de l’air sur l’exactitude de la pesée et dans laquelle étaient suspendues à une guindole de petites balances fines garnies de leurs bassins (voir ci-contre). Dans le bassin qui répondait à la main droite de l’ouvrier se trouvait un dénéral juste, du poids du carreau qu’il voulait ajuster ; le bassin à sa main gauche était vide afin de pouvoir accueillir un carreau à peser puis, éventuellement, ajuster.
Si l’ouvrier posant le carreau dans le bassin vide le trouvait trop lourd, il ôtait un peu de matière avec son écouenne et dans le cas contraire il mettait le flan au rebut afin qu’il soit refondu (la plupart du temps).
Ci-contre : poids monétaire du demi-teston d’Henri IV et celui du quart d’écu de 7 deniers 12 grains, s.d.
Les conditions de travail
Au sein de chaque atelier monétaire, ces hommes et ces femmes travaillaient dans des pièces prévues à cet effet exclusif et spécialisées par métaux et par sexe ; on ne mélangeait ni l’argent avec l’or ni les femmes avec les hommes, chaque action sur le métal, de la fonte à la délivrance des espèces, ne devant pas être réalisée en un même lieu pour des raisons de surveillance des actions individuelles. À Paris en 1782 un inventaire de l’atelier monétaire notait ainsi l’existence d’une « chambre d’ajustage à l’argent », une seconde pour l’or, d’une « chambre d’ajustage des tailleresses à l’argent » et d’une « chambre des dames à l’or ». Ces chambres réservées aux femmes semblent avoir été établies en 1662, à la suite du conflit déjà mentionné et survenu entre ajusteurs et tailleresses de la Monnaie, les premiers ne supportant pas le reclassement des femmes sur une partie des tâches qui leur étaient dévolues suite à la mécanisation de l’atelier.
Bien que l’on puisse trouver aujourd’hui relativement facilement des espèces portant ces griffures plus ou moins profondes, la règlementation royale était particulièrement stricte quant aux déchets en règle générale et aux limailles en particulier, et le pouvoir royal rappelait très régulièrement aux personnels de fabrication (ouvriers, ajusteurs, monnayeurs et tailleresses) les peines et désagréments auxquels ils s’exposaient en cas de non-respect de ces quotas : retenues sur émoluments, refonte obligatoire des déchets sans rémunération correspondante ou encore amende pour les récidivistes. Ainsi, en 1586 Henri III interdit à ses ouvriers des Monnaies de produire plus « d’un huitième de cisailles de tout l’ouvrage » (voir le Code Henri) ; en 1670 Louis XIV rappelle à ses officiers des Monnaies de « tenir la main sur leur travail, qu’il soit bien fait et sans aucun déchet », déchets qui seraient retenus sur leurs émoluments et qui devront être refondus sur leur temps « libre » ; à Bordeaux en 1768 un règlement précise aux ouvriers qu’ils ne pourront engendrer plus de 10% de déchets sur le travail total des espèces.
On trouve aussi des cas d’ouvriers des Monnaies royales poursuivis en justice pour avoir produit trop de limailles ou de déchets ou pour en avoir mélangé, intentionnellement ou non, avec d’autres métaux. Ainsi le 16 février 1666, le fermier de la Monnaie de Bayonne porta-t-il plainte contre Jacques Nolibois, ouvrier-ajusteur, l’accusant d’avoir mélangé des limailles d’or et d’argent.
L’ajustage des flans avant leur impression n’était donc pas un monopole masculin et les espèces portant ces marques du travail de l’ouvrier ou de l’ouvrière doivent interpeler le collectionneur sur un point : les stries sont symptomatiques de la perfection de l’ouvrage final, de la qualité des outils de travail et du savoir-faire des personnels de fabrication des ateliers, que le travail ait été réalisé manuellement ou mécaniquement. En effet, plus la préparation des flans est maîtrisée plus l’ajustage sera léger voire inexistant : c’était le cas pour les monnaies réalisées au marteau pendant les épreuves contradictoires entre les monnayeurs de la Monnaie de Paris et Nicolas Briot et c’était également le cas pour les productions mécaniques de Jean Warin à la Monnaie du Louvre au milieu du XVIIe siècle.
Plus un atelier produisait d’espèces portant des stries d’ajustage moins les machines et le personnel étaient donc, a priori, performants.
Bibliographie :
– Jean BOIZARD, Traité des Monoyes, Paris, éd. 1722. Voir aussi l’édition d’Arnaud CLAIRAND et Jean-Yves KIND de 2001.
– Arnaud CLAIRAND, Le collège des monnayeurs, ajusteurs et tailleresses de la Monnaie de Lille (1686-1790), Revue du Nord, 2014, p. 573-597.
– Marion DELCAMP, Les tailleresses de la Monnaie de Paris au travail (1640-1789), Revue Numismatique 172, 2015, p. 491-515.
– Fernand MAZEROLLE, Les médailleurs français du XVe siècle au milieu du XVIIe, Paris, 1902 (pour les comptes rendus des épreuves contradictoires du début du XVIIe siècle).
– Abbé MIGNE, Dictionnaire de numismatique et de sigillographie religieuses, Paris, 1852.
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